Au mensonge des vies ordinaires

Publié le par Sonia

On roulait sur l'autoroute depuis deux heures environ, à traverser ensemble une nuit dense qui s'étirait, tout autour, champs de blés et éoliennes nous semblaient à l'arrêt. Par le toit ouvrant de la bagnole, j'apercevais notre bout de ciel en suspens. Des kilomètres de vie en rose. 

Il commençait à pleuvoir, des gouttes perlaient et s'écrasaient comme des insectes au-dessus de nos têtes alors que nous dépassions le panneau indiquant l'Aire des Champs d'Amour à 1000 mètres. 

C'est là, qu'il a balancé. 

Qu'il n'avait jamais aimé baiser avec moi. Depuis le tout premier jour, avec le recul, il avait réalisé qu'il n'avait jamais vraiment aimé baiser avec moi. 

Que j'étais jolie, drôle, spirituelle, que la vie à mes côtés ressemblait à une pluie d'été au crépuscule d'une journée étouffante, qu'il fallait sans doute être pédé jusqu'au dernier degré pour ne pas avoir envie d'être avec une fille comme moi, de coucher avec une fille comme moi, mais que l'échange s'arrêtait là. A l'envie seulement. 

Il disait que je n'avais aucun feeling, aucun sens du rythme, aucune écoute, ni de moi-même, ni des autres. Qu'à ce point d'être sourde, qu'à ce point d'être autant mauvaise baiseuse, c'en était fascinant. 

Peut-être, je n'y étais pas pour grand-chose, fondamentalement. Il parlait compatibilité ou incompatibilité des corps. Qu'il s'était accommodé durant tout ce temps mais qu'il ne pouvait plus. Qu'il n'en pouvait plus, de mes approches lourdingues, téléphonées, plaquées au millimètre sur sa peau, sa queue, son cou. Sur ses couilles. Ma façon de le sucer. Dans l'ordre, dans le désordre, sans numéro complémentaire ni supplément d'âme. Qu'il ne supportait plus mes petits halètements de chiot inoffensif frétillant dans son oreille, en rythme eux pour le coup, calibrés les halètements, 10 secondes. 10 secondes ininterrompues de hwan hwan hwan de yorkshire à son pépère avant qu'il ne jette l'éponge et finisse par balancer la purée dans mémère en beuglant un salope t'aimes ça hein, pour l'hygiène. 

Pour jouir, il en était venu à devoir se concentrer, à s'imaginer avec une autre, souvent. Parfois une fille qu'il connaissait déjà, parfois non. 

Parfois, me disait-il, pour continuer simplement à bander, il fixait son esprit sur un paysage, une terre de campagne humide au printemps. 

10 secondes, c'est le temps que ça lui a pris pour m'envoyer la purée dans la gueule. Ejaculation verbale grand angle.

A l'Aire Des Champs d'Amour, il signait son chant du cygne. Il a garé la bagnole. A la radio, je me souviens qu'on passait cette chanson des Black Keys, Everlasting Light. Let me be your everlasting light, I'll hold and never scold.

Il s'était arrêté de pleuvoir et nous sommes sortis pour acheter des clopes et prendre un café à la station autoroute. Sa main tremblait de colère quand il a attrapé la mienne près de la machine à café. J'ai tourné les talons, me suis dirigée entre les rayons de chips et de sandwiches Sodebo à la recherche d'un bloc-notes et d'un stylo Bic. J'ai pensé que ça allait lui passer. Et puis, il avait raison. J'en avais rien à foutre, de sa colère, de sa souffrance. Je m'en lave les mains. Je le regardais de loin, boire son café, défait, et j'imaginais sa queue dans mes doigts, sous ma langue ou celle d'une autre plus experte, peu m'importait. J'imaginais seulement comment je décrirais sa queue si je devais être amenée à la décrire, quels adjectifs j'emploierais, dans quel ordre, où précisément je situerais les virgules dans le corps du texte. La mécanique. Quel rythme les proportions de sa queue imposeraient-elles à un texte.

Rien n'avait vraiment d'importance,  rien ne pouvait me faire jouir davantage que la sensation, la conviction d'avoir sur le papier fait claquer le bon mot, à la bonne place, au bon instant. 

 

 

 

 

 

 

 

 

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V
Il y a du Carver dans ce que tu écris, ce texte a la vitesse foudroyante du passé, ou d'une rafale de vent venue de nulle part.
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K
C'est aussi bon que c'est trop court. Il y a beaucoup trop de choses dans ton texte (troublant, désespéré et définitif, mais troublant oui) pour que tu l'arrêtes ainsi, trop dit ou pas assez Sonia.<br /> Tire sur le fil, on dirait bien que tu as la bobine dans la main.
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